
Tous les mois sur Détours, l'inénarrable David Abiker nous invite à faire une pause avec ses "éditours" dont il a le secret, et où il est question de mobilité, de mouvements et même, un peu, de poésie.
Ça commence un peu comme L’étranger de Camus : « hier maman est morte ». Moi, c’est : « mardi j’ai failli écraser un enfant ». Heureusement il va très bien et ignore à quel destin il a échappé.
J’étais sur les boulevards extérieurs, je roulais presque au pas, je ne regardais pas mon téléphone, j’écoutais juste la version audio de Yoga, le livre d’Emmanuel Carrère. Et puis un jeune ados de 12-13 ans a littéralement foncé du trottoir sur la chaussée en trottinette dans un éclat de rire qui prenait ses copains à témoin.
J’ai cru qu’il passait sous mes roues mais non, car mes freins sont excellents. Il m’a regardé en rigolant puis il a rejoint ses copains, heureux de vivre, absolument pas conscient qu’un instant auparavant il aurait pu connaître le pire.
“Tous les ados qui font les cons sur des trottinettes, souvent à deux et sans casque au milieu de la chaussée, sont mes enfants. Mes petits cons d’enfants.”
J’ai hésité à m’arrêter pour l’engueuler et puis j’ai continué. En rejoignant mon bureau, j’ai pensé à sa mère, à son père, à ses frères et sœurs peut-être, j’ai songé à la catastrophe qui n’avait pas eu lieu ce jour-là.
Il y a quelques années un spot de la sécurité routière montrait une mère en train de cuisiner. Le téléphone sonnait, on n’entendait rien, mais on devinait au bout du fil la gendarmerie dans la pire de ses missions. La mère s’effondrait. L’un de ces spots ultra réalistes de la Sécurité Routière.
J’ai repensé à ce spot et à un autre, celui où un enfant pas attaché à l’arrière traverse le pare-brise quand son père donne un coup de frein très brusque pour éviter un obstacle. J’ai revu mon propre accident il y a 23 ans au retour d’un mariage; je n’étais pas attaché à l’arrière, ce qui m’a valu 6 mois d’arrêt de travail et autant de rééducation du bras droit.
Oui cette chronique n’est pas drôle. C’est la faute de ce jeune ado en trottinette. C’est la faute de mon âge. Passé un certain nombre d’années de conduite, eh bien on n’est plus sensible à la grande fragilité de la vie.
Et comme je suis père, cet ado qui a failli passer sous mes roues, et bien c’est un peu le mien. Tous les ados qui font les cons sur des trottinettes, souvent à deux et sans casque au milieu de la chaussée, sont mes enfants. Mes petits cons d’enfants.
Et curieusement, il a fallu que je manque d’en écraser un pour me dire combien je tenais à eux. Automobilistes dans Paris, on devrait tous penser à eux comme si c’était nos enfants. La route nous semblerait plus douce à défaut d’être moins dangereuse.
Les parents de ce jeune garçon ne sauront jamais à quoi ils ont échappé mardi dernier. D’une certaine façon c’est très bien comme ça. Nous circulons pour vivre et rentrer chez nous confiants.
Pas pour échapper aux catastrophes.